The Long Game. China’s Grand Strategy to Displace American Order
Rush Doshi
Oxford University Press 2021
Rush Doshi est un jeune sinisant distingué, au sourire charmeur, diplômé d’Harvard et Princeton. Démocrate de surcroît, il a été des groupes de travail sur l’Asie dans les campagnes présidentielles de B. Clinton et J. Biden. Bref, le gendre idéal. Sa réflexion part d’un constat : jamais dans l’histoire des Etats-Unis un ennemi, ou une coalition d’ennemis – et le pays en a connu de rudes : Allemagne nazie, Japon impérial, Union soviétique – n’a atteint 60% du PIB américain. Sauf la Chine, à même aujourd’hui d’éclipser l’Amérique et de façonner le XXIe siècle. Un défi totalement inédit, et une véritable stratégie à long terme : 1989-2008, la République populaire s’applique à émousser tranquillement la puissance des Etats-Unis en Asie ; de 2008 à 2016, elle bâtit les bases de son hégémonie régionale et, après le COVID, entend à l’horizon 2049 remplacer ces derniers comme leader mondial, à la tête de la 4e Révolution industrielle et d’un ordre non libéral. Ceci est-il possible sans guerre ? En fait, rien de nouveau sous le soleil rouge : depuis le « siècle d’humiliations », réformateurs, républicains, nationalistes et communistes chinois entendent restaurer leur pays dans son ancienne grandeur…
韬光养晦 : « cacher ses capacités et attendre son heure »
Dans les années 1980, Chine et Etats-Unis sont quasi alliés… avant le tiercé perdant : évènements de juin 1989, guerre du Golfe, effondrement du bloc soviétique. Soupçonnés de vouloir l’effondrement du pays, les Etats-Unis remplacent l’URSS comme premier problème de sécurité. Kosovo, Serbie, Irak, Lybie et ailleurs, la Chine étudie les interventions militaires américaines et alliées, aussi inquiète de ces dernières que de son « évolution pacifique » espérée des démocraties libérales – une guerre sans la fumée des armes -. Mais le pays qui a trop besoin des technologies, capitaux et débouchés américains ne peut adopter la confrontation directe, et met en œuvre une stratégie asymétrique d’émoussement. Militairement, par le déni d’accès maritime : Beijing lance la construction de la plus grande flotte mondiale de sous-marins, le plus grand arsenal de mines navales, le premier missile balistique antinavires. Elle rejoint les institutions régionales (ASEAN, APEC Organisation de coopération de Shanghai…) pour y affaiblir les positions de Washington ; lorsqu’elle entre à l’OMC, elle représente 10% de l’économie mondiale. Aujourd’hui, c’est 70%…
« Nous étions faibles, vous étiez forts. Nous sommes forts, vous êtes faibles » : une seconde stratégie de remplacement
La crise financière de 2008 rebat les cartes et convainc les dirigeants de Zhongnanhai que l’heure n’est plus à l’émoussement mais à la construction : celle d’un ordre régional sino-centré. Après le déni d’accès maritime, la Chine vise le contrôle des mers – capacités de projection amphibies, porte-avions, bases à l’étranger… – et promeut un nouveau concept de sécurité asiatique. Une diplomatie périphérique et un multilatéralisme régional s’activent à miner les alliances américaines en Indopacifique et à faire partager à l’Asie le « rêve chinois ». Il ne s’agit plus de rejoindre les organisations régionales, mais d’en créer d’inédites autour des Nouvelles routes de la soie (BRI), telle la Banque asiatique pour les investissements dans les infrastructures (AIIB). La BRI et ses infrastructures autorisent une projection de puissance économique et créent une interdépendance commerciale asymétrique. Le pays utilise cette nouvelle puissance à des fins géostratégiques. Il s’agit de mettre à mal l’architecture financière américaine : combattre l’hégémonie du dollar, trouver des alternatives au système de paiement interbancaire SWIFT et aux trois grandes agences de notations basées aux Etats-Unis. « Ascension pacifique chinoise » contre « déclin américain », normes et règles chinoises contre valeurs libérales occidentales…
« De grands changements jamais vus en un siècle » : une expansion globale
Le 19e congrès du PCC (2017) inaugure ce que Xi Jinping nomme « la nouvelle ère » qui doit voir son pays s’approcher du centre de la scène mondiale, profitant d’une période « d’opportunité historique » – Tea Party, Occupy Wall Street, élection de D. Trump, Brexit… – pour étendre la stratégie chinoise de l’Asie au globe. La « grande renaissance de la nation chinoise » se nourrit de « grands changements jamais vus en un siècle », tirant les leçons d’une fin de XIXe qui avait vu sombrer les Qing, incapables de reconnaître, comme le disait le Bismarck chinois, Li Hongzhang, des forces technologiques et géopolitiques « jamais vues depuis trois mille ans ». Intelligence artificielle, informatique quantique, biotechnologies, monnaie numérique, 5G… : place à une alternative chinoise sur fond d’irrémédiable déclin de la démocratie occidentale. Une diplomatie de grande puissance entend désormais légitimer le système chinois aux Nations Unies, dans les organisations régionales, voire en formant de nouvelles coalitions ou en favorisant l’exportation de formes de gouvernance non libérales . Pour remplacer l’ordre américain du monde, la technologie est essentielle ; il faut donc à la Chine, qui a compris que le lien entre technologie et puissance est au cœur des « grands changements », prendre la tête de cette 4e Révolution industrielle et le futur sera sien. Les USA ne peuvent en effet transformer leurs innovations technologiques en produits acceptables par le marché sans les usines chinoises… Il y faut aussi une armée de classe mondiale, à même de défendre les intérêts de Beijing outre-mer, sécuriser ses voies de commerce et d’approvisionnement : le corps des marines passe de 10.000 à 30.000 hommes, bientôt quatre porte-avions… Les pôles, l’espace et les grands fonds océaniques sont les nouvelles frontières stratégiques d’une Chine représentant à présent la moitié de l’activité économique et des dépenses militaires de l’Asie.
Quelle réponse américaine : trouver des accommodements avec le nouveau géant ? Le rassurer stratégiquement ? Le changer ? Mais la Chine – autoritarisme numérique et vision léniniste du monde – n’est pas prête pour des révolutions de couleur… Il convient donc que les Etats-Unis, à leur tour, émoussent l’ordre chinois et reconstruisent le leur dans le cadre d’une stratégie asymétrique : la Chine a plus de ressources pour remplacer les Etats-Unis au niveau régional et global que ces derniers n’en ont pour préserver l’ordre américain. Cette compétition doit maintenir quelque espace pour une coopération transnationale : la Chine demeure le partenaire nécessaire pour virtuellement chaque défi – non-prolifération, changement climatique – soit, comme au temps de l’URSS, compétition et coopération. Cet émoussement américain présente des déclinaisons militaires, économiques et politiques détaillées par l’auteur, qui propose également des solutions élaborées pour réinventer les fondations de l’ordre américain.
Depuis la Grande dépression des années 1930, l’idée du déclin de l’Amérique revient par vagues : après le COVID et l’assaut du Capitole, elle brandit inégalités, polarisation, désinformation, désindustrialisation (mais tout ceci n’est pas exclusivement américain !). On oublie les faiblesses de la Chine : démographie, dette, croissance et monnaie faible… comme les points forts de son rival. Relever le défi chinois exige de réinvestir dans la compétitivité et l’innovation, la prospérité ouvrière, la solidarité, une identité civique à même de faire fonctionner la démocratie : un nationalisme libéral partagé. A méditer aussi de l’autre côté de l’Atlantique…
L’ouvrage de Rush Doshi se fonde sur une masse plus qu’impressionnante de documents originaux du Parti et du gouvernement chinois. Que l’on partage ou non ses analyses, on aurait grand tort de ne pas les prendre en compte : le gendre idéal est aujourd’hui directeur pour la Chine du Conseil national de sécurité (NSC) de l’administration Biden.
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