Fantômes rouges. Chine : la mémoire hantée de la révolution culturelle
Tania Branigan
Stock 2024

Correspondante du quotidien britannique Guardian en Chine entre 2008 et 2015, Tania Branigan s’est employée à recueillir les récits des victimes survivantes de la révolution culturelle et à explorer les conséquences sur la société chinoise de ce que l’euphémisme officiel nomme « les dix années de troubles ». 1966-1976, la Grande Révolution culturelle prolétarienne est lancée par Mao Zedong : une décennie de fanatisme – 2 millions de morts, 36 millions de persécutés selon l’auteur (l’ancien secrétaire général du Parti communiste chinois, Hu Yaobang chiffrait les morts à 3 millions et à 100 millions les victimes…). Croisade idéologique, lutte de pouvoir dont aucune province n’est sortie intacte ni aucune partie de la population indemne, dans le but d’instaurer la société communiste parfaite. Idéalisme, rancunes, ambitions, anéantissement des vestiges du passé (les quatre vieilleries : vieilles idées, culture, coutumes et habitudes) qui ont mis en pièces familles et amitiés tandis qu’écoles et universités mettaient la clé sous la porte. « Un massacre à la chinoise en vue de restaurer le pouvoir absolu de Mao et remodeler l’esprit chinois » selon T. Branigan, orchestré par Jiang Qing, l’épouse de Mao, Lin Biao – un temps son successeur désigné – et autres Kang Sheng, maître des basses œuvres, manipulant des millions de jeunes gardes rouges à l’assaut des « cinq catégories noires1 ». Une manière de guerre civile où chaque faction rivalisait de dévotion à l’endroit du Grand timonier. Avant que l’Armée populaire de libération ne rétablisse un ordre qui voit la stagnation économique succéder au chaos, puis que la mort de Mao Zedong et l’arrestation de la Bande des quatre ne mette fin à la tourmente. Le sujet n’est pas complètement tabou, mais règne une vaste omerta – officielle autant que populaire : une époque indicible pour tous, déterminante pour un pays entre utopie socialiste et capitalisme léniniste, aujourd’hui honnie… mais qui conserve ses nostalgiques.
Le point de départ est la Circulaire du 16 mai 1966 qui dénonce la présence de « contre-révolutionnaires » au sein du Parti, accompagnée de la critique d’une pièce de théâtre, La Destitution de Hai Rui qui a pour cadre la dynastie Ming, mais dans laquelle Mao Zedong voit une allégorie critique, lui qui considère que 1949 ne représente que la moitié de la transformation sociale nécessaire, et a précédemment lancé un Mouvement d’éducation socialiste qui préfigure cette révolution culturelle. Dirigeants – Liu Shaoqi… – et créateurs humiliés ou anéantis – tel Lao She -, enseignants tués, intellectuels et familles de propriétaires terriens persécutés, patrimoine saccagé, lieux de savoir détruits : dès 1966 le pays sombre dans une violence anarchique : lutte des classes d’abord, production après. A Chongqing, où l’armée fournit à l’un des camps tout le matériel nécessaire, les combats sont parmi les plus violents. A l’initiative de Lin Biao est imprimé un milliard de Petits livres rouges, recueil des pensées d’un Mao quasi divinisé : l’ouvrage le plus édité après la Bible… Aux lendemains de la reprise en main par l’APL, la plupart des dix-sept millions de gardes rouges, qui avaient pour consigne de refaire le monde, finissent à la campagne, où nombre succombent de mort violente, malnutrition, surmenage, maladies et autres mauvais traitements. Parmi eux, un certain Xi Jinping, reclus sept années au village de Liangjiahe au Shaanxi. Seuls les plus chanceux ou ingénieux parviennent à revenir en ville – c’est le cas de Xi qui rentre à Beijing en 1975. A cette date, plus de deux millions d’adolescents sont encore envoyés dans les campagnes, mais bientôt le désespoir de ces « jeunes instruits » se mue en résistance jusqu’à ce qu’en 1980 cette politique soit abandonnée.
Après la Grande Révolution culturelle, qui a appris à placer la survie au-dessus du reste, bourreaux et victimes sont condamnés à vivre côte à côte, comme si rien n’avait eu lieu. Même si certains auteurs de meurtres ou d’exactions sont emprisonnés, impossible de faire une croix sur les traumatismes du passé : fût-ce avec la « littérature des cicatrices » -. Difficile de les soigner dans un pays comptant un peu plus de 20.000 psychiatres, dans lequel la psychothérapie n’a été reconnue qu’en 2013. Une amnésie collective – à peine quelques paragraphes dans les manuels d’histoire -, qualifiée de « catastrophe historique » par le Parti communiste à l’ère de Deng Xiaoping, qui en fut, avec sa famille, une autre victime. Et « plus jamais ça » au fond de la psyché de ceux qui la vécurent. Mais un mouvement qui eut dans les années 1970 de stridents thuriféraires du Cambodge au Pérou en passant par la France…
- propriétaires terriens, riches fermiers, anti-révolutionnaires, « mauvaises influences », gens de droite ↩︎
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