La Chine ou le réveil du guerrier économique
Ali LAÏDI – Actes Sud septembre 2023
Spécialiste de l’intelligence1 et de la guerre économiques, Ali Laïdi a signé plusieurs ouvrages sur le sujet, dont Le Droit, nouvelle arme de guerre économique. Comment les Etats-Unis déstabilisent les entreprises européennes (Actes Sud, 2019). Dans ce nouvel opus, il brosse un tableau détaillé du modèle chinois d’intelligence économique qui, se projetant dans le temps long, « conjugue l’approche frontale américaine, la vision sécuritaire russo-soviétique, le tranchant du samouraï japonais, la subtilité intellectuelle française, les influences confucéenne, marxiste-léniniste ». L’Empire du milieu a très anciennement développé une culture stratégique préférant à la guerre, connaissance et stratagèmes : contrôler l’ennemi plutôt que le détruire. Le meilleur souverain est celui qui prépare la guerre sans y recourir : primauté du civil sur le militaire, de la ruse sur la vaillance… L’intelligence économique moderne apparaît à la fin des années 1980 – mais pas avant 1994 en France – dans une Chine s’ouvrant pour rattraper son retard, alors vue ici comme un client et non un concurrent : accès à son marché contre transferts massifs de technologies. L’ancien homme malade et humilié de l’Asie, puissance ré-émergente, tient sa revanche et n’entend pas demeurer le sous-traitant de l’Occident. Il s’est doté d’un Etat stratège et combatif, ni totalement communiste, ni totalement libéral, ayant accouché d’un efficace capitalisme d’Etat, offensif à l’étranger, défensif à l’intérieur.
Une ancienne tradition protectionniste, mais une mondialisation heureuse : la Chine, à laquelle l’Union européenne refuse toujours le statut d’économie de marché, respecte davantage la lettre que l’esprit des accords de l’Organisation mondiale du commerce. A compter de 2012, la machine de guerre économique de la Chine tourne à plein régime, tandis que s’y accélère la fusion des industries civiles et militaires et que, à l’exemple des Etats-Unis, les services de renseignement s’activent au service de l’économie nationale. Avec le Président Xi Jinping, chef de guerre économique qui connaît nos faiblesses, notre arrogance, nos certitudes, sa volonté de puissance s’exprime dans le « rêve chinois » de relève d’un Occident à bout de souffle, que notre auteur décrit comme naïf et cupide. Beijing entend occuper bientôt les parties les plus élevées des chaînes de production mondiale, lancée à pleine vitesse sur les Nouvelles routes de la soie, autoroutes du commerce mondial, soit le plus grand projet économique de l’histoire humaine. La Chine s’emploie dans le même temps à tenter de briser la tentative d’endiguement des Etats-Unis qui, comme l’Union Européenne, multiplient les critiques envers la République populaire : non réciprocité, subventions aux entreprises, dumping, non respect de la propriété intellectuelle, captation et transferts forcés de technologies etc. Tandis que cette Europe se trouve dépourvue d’un commandement politique de la guerre économique, la Chine – qui en matière d’espionnage rivalise avec les Etats-Unis – a mis en place une puissante machine, dont le MOFCOM, ministère du Commerce inspiré du modèle japonais, aujourd’hui considéré comme l’un des services de renseignement économique les plus puissants au monde.
A l’égal de la technologie, le droit est devenu une arme de guerre entre Etats. Affrontant l’extraterritorialité du droit américain et les lois miroirs chinoises, les Européens, pris en étau entre deux empires, subissent… et passent à la caisse. Agressivité juridique de Washington, loi du talion de Beijing : tandis que se met en place un nouvel ordre mondial, s’opère un découplage avec la Chine des économies américaine et alliées. Rapatriement des chaînes d’approvisionnement, ré industrialisation : une nouvelle ère de techno-nationalisme assumé doit asseoir la supériorité d’une Amérique dont l’Inflation Reduction Act2 ne ménage point l’Europe. Meilleure élève d’un libéralisme ailleurs à la peine, dépourvue de doctrine et d’outils de défense commerciale, la réflexion stratégique de cette dernière est pauvre ; à peine réveillée par le COVID elle s’interroge quant à la Chine : découpler ou « dé-risquer » ? Doit-elle défendre ses intérêts propres ou rejoindre la croisade américaine ?
Persuadé que la Chine entend dominer le monde, Ali Laïdi concède qu’elle n’a pas inventé la guerre économique et recourt aux mêmes armes que ses concurrents : protectionnisme, espionnage, embargos, subventions publiques, contraintes etc. A-t-elle le choix ? Et de citer Laozi : Quiconque veut s’emparer du monde et s’en servir court à l’échec. Qui s’en sert le détruit, qui s’en empare le perd. L’émergence de la Chine, conclut-il, nous oblige à ne plus penser ce monde à partir de notre nombril occidental, mais au contraire à l’envisager et le pratiquer en tenant compte de son immense variété. Il n’y a pas d’autre voie possible pour faire face, tous ensemble, aux immenses défis qui se présentent. C’est la coopération et le partage ou la guerre et l’anéantissement total.
- Au sens anglo-saxon du terme : renseignement ↩︎
- Loi adoptée aux Etats-Unis à l’été 2022 qui porte un ensemble de mesures protectionnistes ↩︎
Géopolitique des relations russo-chinoises
Pierre ANDRIEU PUF 2023
Avant la conquête de la Sibérie, durant plusieurs siècles et malgré la Route de la soie, Chine et Russie s’ignorent quasi totalement. Puis l’Empire des Romanov participe au dépècement de celui des Qing – et l’Union soviétique se gardera bien de restituer les territoires arrachés à la Chine. Après 1949, prévaut une « fraternité socialiste » empreinte de méfiance, jusqu’au bord de la guerre nucléaire dans les années 1970. Avec Vladimir Poutine et Xi Jinping débute « un nouveau type de relations », sans accord d’alliance formelle mais avec une forte connivence idéologique face à l’Occident. Le Kremlin a remis au goût du jour la vieille théorie de « l’eurasisme » née à l’aube du XXe siècle : la Russie est un « pays-civilisation » unique… qui pourrait se transformer en vassal de Beijing. Cette présente alliance est de circonstance, qui assure aux Chinois un approvisionnement régulier en matières premières et énergétiques à bas prix, et des arrières sûres garanties par un V. Poutine passé d’un libéralisme conservateur à un nationalisme agressif.
De la Pax Mongolica à la visite de Richard Nixon en Chine, P. Andrieu retrace des siècles de découverte mutuelle sur fond d’avancée russe vers le Pacifique, et de voisinage souvent houleux, jusqu’à voir l’Empire tsariste faire en Mandchourie main basse sur une superficie égale à celles de l’Allemagne et de la France réunies… sans parler de l’Asie centrale ni de la Mongolie. Le berceau de la Révolution d’octobre soutient communistes… et nationalistes chinois. Moscou s’avère maître du double jeu tandis que règne une réciproque défiance : aide économique et militaire de Staline à un Mao Zedong – second Tito ? – mais mainmise accélérée du premier sur le Xinjiang. A l’ère de Kroutchev et de la déstalinisation, vite l’emportent les divergences opposant deux capitales qui chacune se veut celle de la révolution communiste mondiale. Un dialogue pragmatique reprend entre Deng Xiaoping et un M. Gorbatchev qui, en 1986, initie le « tournant vers l’Est » poursuivi par V. Poutine. Crise ukrainienne et confrontation sino-américaine rapprochent ensuite les deux pays dans le cadre d’un partenariat stratégique souple.
Un joug tataro-mongol revisité, une Constantinople en modèle, une double identité – européenne et asiatique – symbolisée par l’aigle à deux têtes, et une Russie qui, sous la dynastie Romanov, s’agrandit de 140 km2 par jour… Autant d’éléments d’une image de soi russe, reconstruite sous l’URSS. Mais quid ultérieurement pour une nation dont le chef renoue avec le passé nationaliste et soviétique ? Idéalisation et péril jaune : Asie et Chine attirent et repoussent une âme slave qui volontiers penche vers « l’eurasisme », l’une des principales idéologies identitaires russes.
Alliance géostratégique ou entente de circonstance ?
Après que les sanctions occidentales de 2014 aient mis fin à l’eurocentrisme du Kremlin, chacun des deux voisins mène aujourd’hui sa propre confrontation avec les Etats-Unis, alors que peinent à se coordonner Nouvelles routes de la soie chinoises et Union économique eurasiatique moscovite. Deux alliés sans traité d’alliance, une ambiguïté stratégique : Beijing n’est pas contrainte de reconnaître les annexions russes en Géorgie et en Ukraine, ni d’assurer l’agression contre Kiev. Echanges commerciaux et ventes d’armes connaissent une progression fulgurante, mais la déception russe est notable regardant secteur énergétique et investissements directs chinois. Et l’économie montre une disparité abyssale : le PNB nominal de la Chine est vingt fois celui de la Russie. L’Asie centrale demeure une aire de coopération et de rivalité russo-chinoises, « une cogestion compétitive silencieuse », où cette puissance économique et son soft power le disputent à ce qui reste de la traditionnelle influence russe dans cet « étranger proche ».
Céréales, armements, corridor ferroviaire Chine-Europe, avec la guerre, Beijing – qui n’a jamais reconnu l’annexion de la Crimée – a perdu en Kiev un partenaire important, mais Xi Jinping proclame une « amitié sans limites » avec un président russe à qui il consent un soutien limité – jusqu’ici des matériels de défense non létaux. Cependant, le commerce extérieur russe se sinise et se creuse l’asymétrie entre les deux « amis ». La réunion à Samarkand en septembre 2022 de l’Organisation de coopération de Shanghai – à présent la plus importante organisation internationale après l’ONU – a bien montré qui commande, et au premier sommet Chine-Asie centrale tenu à Xian en mai 2023, la Russie n’est pas invitée…
« La Russie et la Chine ne se retrouveront jamais l’une contre l’autre, mais elles ne seront pas nécessairement toujours l’une avec l’autre » a écrit un chercheur russe, Dmitri Trenin. C’est un partenariat contraint fait de défiance réciproque et d’ambivalence, nourries par de fortes asymétries économique et démographique ; l’opposition aux Etats-Unis et au libéralisme occidental constitue le seul facteur de rapprochement, conclut Pierre Andrieu. Ancien conseiller culturel à Moscou, puis ambassadeur au Tadjikistan et en Moldavie, co-président du groupe de Minsk en charge du règlement au Haut-Karabagh, aujourd’hui enseignant en géopolitique, il signe un ouvrage à tous égards remarquable : qualité de l’information, concision et pédagogie. A cent lieues des émissions, articles et livres jargonnant et sermonnant, si communs sur le sujet.
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