Tchang Tchong Jen, artiste voyageur
Dominique MARICQ, TCHANG Yifei
Editions Moulinsart Casterman, 2025

Richement illustré, l’ouvrage signé Dominique Maricq, spécialiste de la vie et de l’œuvre d’Hergé, et Tchang Yifei, fille de Tchang Tchong Jen, qui inspira la figure de Tchang à l’auteur du Lotus bleu, est une aubaine pour les tintinophiles et les sinophiles.
On ne présente pas Tintin qui a vu le jour en 1929 : 24 titres traduits dans plus d’une centaine de langues, 270 millions d’albums vendus dans le monde, 600 ouvrages sur Hergé… Le 1er mai 1934, ce dernier, né Georges Rémi, fait la connaissance d’un jeune Chinois de son âge (vingt-sept ans) venu suivre les cours de l’Académie royale des beaux-arts de Bruxelles. Alors à la mode, la Chine – comme le Japon – intriguent et fascinent l’Europe. Hergé envisage d’y faire partir Tintin, mais à l’instar de la quasi-totalité de ses compatriotes, ne connaît quasi rien de l’ancien Empire du milieu, devenu chaotique république, bientôt attaqué par l’Empire du soleil levant… Et le dessinateur entend faire du nouvel album «une charge contre l’impérialisme japonais plutôt qu’une caricature des Chinois» ; jusqu’ici, sa seule source d’information sur la Chine est une figure étonnante, le père Dom Lou Célestin, moine bénédictin à l’abbaye Saint André près de Bruges. De son vrai nom Lou Tseng-Tsiang (陆征祥), il fut éphémère premier ministre de la nouvelle République chinoise de 1912, puis ministre des Affaires étrangères entre 1915 et 1920 ; représentant de la Chine à la Conférence de Versailles – il refuse de signer le traité – il se fait moine en Belgique après le décès de son épouse… Mais avec Tchang Tchong Jen (张充仁), passionné de dessin ayant débuté comme décorateur dans le milieu du cinéma puis travaillé comme rédacteur adjoint d’un journal de Shanghai – ville de naissance de la bande-dessinée chinoise moderne – c’est un véritable mentor qu’a rencontré Hergé. Durant huit mois, tous les dimanches, il vient lui raconter son pays natal et va jouer un rôle majeur dans l’élaboration du Lotus bleu : une leçon d’Orient sur fond d’amitié durable. Plein d’amertume, Tchang a constaté le manque d’objectivité de la presse belge quant à l’agression nippone contre la Chine, et ne se prive pas de faire passer ses idées… Au point que, lorsqu’en 1936 sortent en feuilleton dans le magazine Le Petit vingtième «Les aventures de Tintin, reporter en Extrême-Orient», l’ambassade du Japon en Belgique se fend d’une protestation indignée… L’influence de son ami se retrouve dans bien des pages de cette première version en noir et blanc : incident de Moukden (1931), prétexte à l’agression, inondations du Yangzi, idéographie chinoise… Primé pour ses œuvres peintes et sculptées, Tchang se voit offrir par le gouvernement belge une carrière avantageuse s’il accepte la naturalisation. Mais s’il goûte la Belgique, la Chine lui manque. Avant d’embarquer à Trieste sur le paquebot du retour en 1935, l’artiste visite l’Europe des musées – Paris, Florence, Rome, Venise…
Une amitié par delà océans et guerres
Le fils d’un sculpteur sur bois et d’une brodeuse sur soie, dont le grand-oncle fonda l’université Aurore de Shanghai, y monte sa première exposition : un succès loué par de grandes figures artistiques et intellectuelles de l’époque – Xu Beihong, Cai Yuanpei… Il ouvre, à son nom, la première académie d’art privée et entretien une correspondance suivie avec son ami Hergé, jusqu’à l’occupation de Shanghai par l’armée japonaise en août 1937. Installé dans la concession française, Tchang sculpte le buste du jésuite français Jacquinot de Besange, qui joue un rôle majeur dans la protection de milliers de réfugiés chinois. Invasions japonaise et allemande rendent à présent impossible la communication entre Tchang et Hergé… jusqu’en 1975. Ce dernier est au sommet de son art, son ami chinois, lui, peint, sculpte, enseigne et se marie. La fondation de la République populaire en 1949 met l’art au service du peuple ; peu engagé en politique, sur fond de jalousie et cabales de confrères jaloux, Tchang commence à être mal vu… mais n’envisage pas de quitter la Chine où, « cadre chargé de la Culture », il travaille, enseigne et voyage jusqu’en 1966. La révolution culturelle le désigne « contre-révolutionnaire » : saccage de son domicile, œuvres détruites, autocritique et humiliations publiques, frappé – par certains de ses élèves – il est incarcéré dans une annexe de l’Académie des beaux-arts dont il est directeur, puis assigné à résidence. 1979 le voit réhabilité, désormais directeur de l’atelier de peinture et sculpture de l’Académie de peinture de Shanghai.
A l’autre extrémité de l’Eurasie, Hergé qui n’a jamais cessé de penser à son ami, réintroduit le personnage de Tchang en 1960 dans Tintin au Tibet. Quinze ans après il a retrouvé sa trace : une première lettre en 1975 suivie de nombreuses autres. Tchang Tchong Jen est autorisé en 1981 à passer trois semaines en Belgique. Véritable star médiatique qui rencontre la Reine Fabiola, ce sont d’émouvantes retrouvailles avec un Hergé malade qui disparaît en 1983. Deux ans plus tard, Tchang est invité par le gouvernement français – le festival de la BD d’Angoulême lui a commandé un buste d’Hergé – qui lui offre de résider désormais à la Cité des artistes de Nogent-sur-Marne. L’octogénaire sculpte de grandes figures de la musique française, Deng Xiaoping… et François Mitterrand, avant de s’éteindre en 1998 au terme d’un parcours peu commun, que retrace un intéressant musée dans le quartier shanghaien de Qibao.


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