Deng Xiaoping Révolutionnaire et modernisateur de la Chine
Jean-Pierre Cabestan
Editions Tallandier – novembre 2024
Le 11 septembre 1920, un jeune garçon de seize ans embarque à Shanghai dans un paquebot à destination de Marseille. Né dans une famille relativement aisée du Sichuan, il a reçu une éducation traditionnelle et effectué une année dans une école préparant aux études en France. Société secrète antimandchoue, Mouvement du 4 Mai 1919 : déjà le taraude le démon de la politique… Travail, études, découverte de la modernité et de la dureté de la vie quotidienne, dès 1923 il embrasse le marxisme ; trois ans plus tard, l’ouvrier de Renault Billancourt est expulsé de France. Direction Moscou pour des études de révolutionnaire professionnel, au terme desquelles le Komintern l’envoie en Chine. Périlleuse clandestinité, échec des insurrections, luttes intestines au sein du Parti… En août 1927, il rencontre un certain Mao Zedong qui s’apprête à établir un soviet dans les monts Jinggang puis à se lancer dans la fameuse Longue Marche. Bataillant contre les nationalistes de Chiang Kai-shek et bientôt l’envahisseur japonais, Deng est devenu un soldat politique. « L’aiguille dans une boule de coton », comme le surnomme Mao, entre en 1945 au Comité central du Parti et est l’un des chefs militaires de l’inexpiable guerre civile opposant nationalistes et communistes. Le maoïste pragmatique est conséquemment membre du gouvernement de la République populaire proclamée en 1949, puis vice premier ministre à 48 ans, bientôt de retour à Moscou pour le choc du XXe congrès du PCUS qui proclame la déstalinisation, tandis qu’en Hongrie et Pologne les peuples se soulèvent contre les partis communistes… En 1956, il s’installe en famille à Zhongnanhai, le saint des saints du pouvoir. Deng Xiaoping ne s’oppose ni aux Cent Fleurs ni au cataclysmique Grand Bond en avant. Mais sur fond de rupture sino-soviétique et de chaos économique, ses liens avec le Grand Timonier se distendent, tandis qu’aidé du président de la République, Liu Shaoqi, il tente de rétablir la situation et de protéger les dirigeants plus modérés de la vindicte de Jiang Qing, l’épouse de Mao, Kang Sheng, grand-maître des services de sécurité, Lin Biao, désormais « plus proche compagnon d’armes » de l’auteur du Petit livre rouge et autres radicaux qui veulent sa peau…
Un Kroutchev chinois
A l’aube de la Grande révolution culturelle prolétarienne, le « Kroutchev chinois » et « réactionnaire bourgeois » qu’est désormais Deng, démis de ses fonctions, est placé en résidence surveillée – Liu Shaoqi lui, mourra en prison -. Tourmenté et humilié, à l’égal des siens, par les « gardes rouges », Mao Zedong ne souhaite cependant ni sa mort ni son expulsion du Parti. Tandis que la Chine s’enfonce dans une quasi guerre civile, il est envoyé avec son épouse pour près de quatre ans dans une usine de tracteurs de la province du Jiangxi, afin d’y être « rééduqué par le travail ». Mais même le vent d’Est tourne : à compter de 1973 l’insubmersible Deng revient progressivement au pouvoir avec la bénédiction de Zhou Enlai et sous la surveillance sourcilleuse de Mao. Vice premier ministre en charge des affaires étrangères, il visite les Etats-Unis et la France avant d’affronter 1976, l’année de tous les dangers. De nouveau étiqueté « contre-révolutionnaire », « fasciste », il est relevé de toutes ses fonctions au profit du successeur désigné de Mao Zedong, Hua Guofeng. Le premier décède en septembre, suivi de Zhou ; l’arrestation de la « bande des quatre » conduite par Jiang Qing voit les néo-maoïstes mis hors d’état de nuire et les pragmatiques – Hu Yaobang, Zhao Ziyang… – l’emporter. Deng s’appuie sur eux pour entamer l’ouverture du pays et lancer de profondes réformes – économiques, juridiques, institutionnelles – qui n’entament en rien les principes cardinaux du régime – mais transforment en profondeur le pays. Hua marginalisé, place à une démaoïsation silencieuse, mais non sans résistances, qui réhabilite les victimes de la Révolution culturelle, fait reculer l’économie planifiée et l’emprise du Parti sur l’Etat. En 1984, un Deng octogénaire est au sommet, mais deux ans après, des manifestations étudiantes entraînent la chute du trop libéral secrétaire général du PCC, Hu Yaobang, et préfigurent celles de 1989.
Un siècle, plusieurs vies
En juin 1989, alors que Gorbatchev entame une visite historique en Chine, manifestants et grévistes de la faim se lèvent dans de nombreuses villes contre la corruption et pour la démocratie. Tenant du dialogue avec ces derniers, Zhao Ziyang, numéro un du Parti, se heurte à Deng et aux autres dirigeants pour qui ce mouvement est « contre-révolutionnaire », et doit être traité comme tel. Zhao est vite placé en résidence surveillée et l’armée intervient : massacre, arrestations, sanctions internationales… Âgé de 85 ans, Deng Xiaoping prend – officiellement – sa retraite à la veille de la chute du Mur de Berlin. Traumatisé par l’effondrement du bloc de l’Est, il s’emploie à stabiliser les relations avec les Etats-Unis et à relancer une croissance garante de la survie du régime ; son fameux voyage dans le Sud (1992) accélère les réformes, jette les bases de l’essor du Pudong et du développement de Shenzhen. Un an plus tard, Jiang Zemin accède au pourvoir, tandis qu’émerge Hu Jintao. En février 1994, le Petit timonier (90 ans) fait sa dernière apparition publique et disparaît trois ans plus tard, peu de temps avant la rétrocession de Hongkong à une Chine qu’il a modernisée, enrichie et irrémédiablement transformée.
Les vies de Deng Xiaoping ont coïncidé avec le XXe siècle. Son biographe le décrit en animal politique, doué du sens de la survie, « maoïste puis antimaoïste, dogmatique puis pragmatique, conservateur puis réformiste, tolérant puis répressif : un communiste autoritaire, stalinien et confucéen pour qui le socialisme n’est pas la pauvreté » doublé d’un diplomate prudent. L’anti Xi Jinping – et son « autoritarisme dur » – s’interroge Jean-Pierre Cabestan ? La Chine de l’un et de l’autre sont fort différentes, mais chez les deux hommes même volonté de richesse et de puissance, même volonté de maintenir le rôle dirigeant du Parti et identique conviction que seul le socialisme peut sauver la Chine. Cette conviction, chez Deng, s’est forgée à l’aube des années 1920… à Montargis.
Les lecteurs francophones ont désormais à leur disposition de solides biographies des quatre figures qui ont forgé le destin de la Chine du XXe siècle :
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