Chine. L’empire qui sidère le monde
Franz-Olivier Giesbert.
Édition du 17.12.2025

Le dernier numéro 2025 de l’hebdomadaire publie un dossier fourni, Chine. L’empire qui sidère le monde. Un pays, si l’on en croit, lancé dans une course au gigantisme en vue de l’objectif du président XI, « renverser l’ordre mondial et la suprématie occidentale ». La preuve ? Cap sur « la renversante Chongqing », symbole de son entrée dans une nouvelle dimension : « pour un Européen en panne de croissance depuis des années, un voyage à Chongqing où dans n’importe quelle métropole chinoise, ressemble à un saut dans l’avenir ». Puis, vers la province tropicale de Hainan, « île de toutes les folies, laboratoire du rêve chinois de Xi, pour le meilleur et pour le pire » ; une République populaire, qui a franchi cette année la barre symbolique des 100 Mds USD d’excédent commercial, a dans le même temps mis sur orbite 77 fusées. Industrie, énergie (notamment verte), technologies… la puissance chinoise – au soft power
sous-estimé – se développe à une « vitesse folle » ; en 2001, son poids économique était comparable à celui de la France. Aujourd’hui elle pèse davantage que la zone Euro et dépasse les États-Unis en parité de pouvoir d’achat. Forte de ses liens avec le Sud global, de l’arme des terres rares, de forces militaires toujours plus modernes, d’universités de classe mondiale où « les futures élites préparent la revanche sur l’Occident », elle entend, après avoir fait plier le bras à Donald Trump dans sa guerre commerciale, remporter face à l’Amérique le match de l’intelligence artificielle et de la robotique humanoïde. Deep Seek est le porte-parole de cette IA décomplexée ; alors que l’Occident poursuit sa quête messianique de la super intelligence, la Chine déploie une stratégie massive, pragmatique et frugale. Oncologie, thérapies cellulaires et géniques : les 3.000 entreprises biotechnologiques chinoises accomplissent de fulgurants progrès. Mais pas que : en matière de construction automobile (le 1er marché mondial), c’est à présent aux Européens d’apprendre des Chinois leurs méthodes de travail compétitives. Le sidérant empire n’en a pas moins nombre de faiblesses : démographie en berne, consommation intérieure anémique, secteur immobilier sinistré, déflation rampante, haut état-major sévèrement purgé…
À tombeau ouvert…
La pièce de loin la plus intéressante du dossier est l’entretien avec Dan Wang, analyste et auteur canadien d’origine chinoise, spécialiste des technologies et de la Chine contemporaine, qui vient de publier le très remarqué Breakneck. China’s Quest to Engineer the Future1 « La Chine, dit-il, veut tout faire et le faire elle-même ». Cette zone largement méconnue et sous-estimée des Occidentaux a tiré les leçons du « siècle d’humiliations » et les surpasse dans certains domaines, renvoyant ces derniers à une position analogue à la sienne il y a trois décennies : inviter ceux qui maîtrisent les technologies pour apprendre d’eux. La vie s’y est réellement améliorée, et la population s’attend à ce que cela continue. Une Europe, mausolée en décroissance, a renoncé à la puissance, alors que le libéralisme devrait se renouveler, devenir plus crédible économiquement, politiquement, géopolitiquement. Du Grand bond en avant au zéro COVID en passant par la Révolution culturelle, le Parti communiste chinois a infligé des traumatismes générationnels à la population, mais dans le même temps a réussi à créer une croissance économique qui a sorti 1,4 milliard de personnes de la pauvreté absolue, tandis que des centaines de millions accédaient à la classe moyenne et des dizaines de millions à l’élite mondiale. Ces deux choses sont vraies.
Même si son régime, à la main lourde avec les opposants, est désormais « le chef de file de ceux qui en veulent à l’Occident », offrons un voyage en Chine à nos députés, suggère la rédaction du Point : un usage de l’argent public qui pourrait être formidablement rentable. Loin de nous l’idée de faire de ce pays un modèle, conclut le toujours lucide Franz-Olivier Giesbert, « mais il faut reconnaître que depuis des décennies il n’a cessé de marquer des points. Nous sommes nos pires ennemis ». Amen.
- W.W. Norton & Cy Ed., août 2025 ↩︎
Le Dragon et l’éléphant. Chine-Inde, les deux géants du XXIe siècle
Tanguy Struyde de Swielande
CNRS Editions, 2025

Si les Cinq principes de la coexistence pacifique sont présumés guider leurs relations, entre Inde et Chine, au-delà d’épisodes de rapprochement, prévalent compétition voire confrontation, et le poids de l’histoire alimente une réciproque méfiance … Concurrence idéologique, différends frontaliers – pouvant aller jusqu’à la guerre comme en 1962 -, relation économique déséquilibrée en faveur de Beijing, volonté d’étendre sa sphère d’influence au détriment de l’autre – Népal, Bhoutan, Afghanistan – un Pakistan ennemi de l’une allié de l’autre… Yoga, ayurvéda, Bollywood… l’Inde, jouant du soft power et mobilisant le nationalisme hindou, ambitionne de redevenir une grande puissance à l’horizon 2047, prétendant à un rôle de guide moral fondé sur son ancienne civilisation. Pour la Chine, 2049 doit voir la réalisation du « rêve chinois » : accéder à la première place sur la scène mondiale, effaçant le « siècle d’humiliations » (1839-1949). Hindous et Hans : deux États-civilisations qui entendent rétablir une grandeur passée, veillant à se protéger par une zone tampon…
Le cinquième de la population mondiale, 3e consommateur d’énergie et émetteur de carbone, en théorie 4e puissance militaire mondiale et 5e économie, l’Inde demeure loin derrière États-Unis et Chine (2023, PIB/habitant : Inde 2.500 USD, Chine 12.600, USA 81.700). Si les deux puissances totalisent près du quart du PIB mondial en parité de pouvoir d‘achat, le PIB chinois est plus de quatre fois supérieur à celui de l’Inde, qui souffre d’un fort déficit commercial avec son grand voisin et en dépend beaucoup pour ce qui regarde technologies de rupture et investissements ; le sous-continent fait par ailleurs face à de multiples défis : 45% de la population active dans l’agriculture, 10 millions d’entrants chaque année sur le marché du travail, une très forte dépendance à l’extérieur en matière de gaz et de pétrole… Autoritaire et digitale, renforcée par la fusion militaro-civile, la Chine se projette elle sur la scène internationale à travers la
Belt & Road Initiative (BRI), au service du développement d’une économie à circulation duale, avec pour objectif non la mondialisation mais un mercantilisme mondialisé et en réseaux.
Une rivalité qui s’exacerbe aussi dans l’océan Indien, critique pour le développement économique de New Dehli. Pour faire pièce à cette BRI, l’Inde lance en 2023 l’India-Middle East-Europe Economic Corridor ; membre du QUAD, elle est proche du Japon et entretient des liens avec Taïwan, contrainte de gérer le fragile équilibre de ses relations avec États-Unis, Chine et Russie. Cependant, malgré tensions géopolitiques et géoéconomiques, les deux pays – méfiants envers la militarisation du dollar – se retrouvent au sein des BRICS+ et de l’Organisation de coopération de Shanghai (dont l’Inde est le seul membre démocratique) … mais avec des objectifs différents : à l’opposé du multilatéralisme indien, Xi et Poutine entendent faire de cette dernière une organisation anti-occidentale. Méfiance et suspicion demeurent ainsi la règle entre deux pays qui voient cette multilatéralité de manière différente et l’Inde entend endiguer, sur les plans terrestre et maritime, la puissance chinoise, volonté qui n’exclut pas la coopération dans certains domaines. Tandis que la Chine promeut un modèle westphalien d’autoritarisme souverain, l’Inde adopte sur la scène internationale, et plus que jamais depuis la guerre en Ukraine, un modèle transactionnel selon une logique de multi-alignement.
Un ouvrage clair, constat exhaustif et dépassionné d’une relation complexe…

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