Quand la Chine parle
Dirigé par Gilles Guiheux et Lu Shi
Les Belles Lettres – Janvier 2025

La Chine change : à nouvelle réalité, nouveau lexique. Pour le plus ancien système graphique au monde toujours en usage, nul problème. Sans créer aucun idéogramme supplémentaire, il suffit de puiser dans l’existant et de les associer pour disposer d’une ressource infinie à même d’accroître le vocabulaire. La seconde langue parlée sur la planète s’avère plus vivante et créative que jamais… Une quinzaine d’universitaires s’est employée à réunir ici trente-quatre expressions traduisant l’évolution de la société, urbaine et rurale, des néologismes officiels aux mots nouveaux-nés sur les réseaux sociaux.
On y rencontre les rouges de l’internet (网红), influenceurs à la chinoise, au rôle économique démesuré dans une société hyperconnectée, les petits grands frères de la livraison (配送小哥) – 84 millions de forçats de cette économie de plateforme. D’autres, eux, restent couchés (躺平) : une partie de la jeunesse démobilisée fuyant un univers professionnel ultra concurrentiel ; certains se font jeunes de retour à la campagne (反乡青年), néo-ruraux à la chinoise, voisinant avec de nouveaux paysans (新农民), inédite paysannerie numérique. On rencontre également les little pink (小粉红), cyber- nationalistes en croisade contre tous ceux accusés « d’humilier la Chine », des intellectuels publics (公知) stigmatisés par les internautes, à la différence des journalistes citoyens (公民记者) bravant la censure. Ils dénoncent le smog (雾霾), dans un contexte où la pollution est devenue l’une des principales causes des protestations publiques, au point qu’en 2018, le concept de « civilisation écologique » est introduit dans la Constitution. Ou encore le lait en poudre empoisonné (毒奶粉), premier, en 2004, d’une série de scandales alimentaires générant crise de confiance majeure envers les autorités… et aubaine pour les produits étrangers. Ils applaudissent aux quatre plats et une soupe (四菜一汤), croisade du président Xi contre le gaspillage et les extravagances des banquets officiels et privés. Les réseaux sociaux moquent volontiers la petite viande fraîche (小鲜肉), une masculinité androgyne voire efféminée, les femmes et hommes restants (剩女剩男), au célibat contraint, surtout à la campagne (111 garçons pour 100 filles en Chine, et un mariage rural représentant seize fois le revenu disponible). Dans un pays où ce mariage demeure un impératif, tandis que le taux de nuptialité baisse, on observe des mariages coopératifs (形婚), unions blanches entre un homme gay et une femme lesbienne. La famille y demeure essentielle, mais ses modes de vie changent : le clan des vieux flottants (老漂族) – titre d’une fiction populaire – désigne les personnes âgées quittant villes ou villages pour prendre en charge un petit-enfant : une expérience migratoire grand-parentale (8 millions de personnes en 2015) … A ces déplacements de population sont aussi associés les trois délaissés (三留守) : enfants vivant avec un seul parent, les grands-parents, en internat ou ailleurs (41.770.000 en 2020), les femmes et les personnes âgées. En 2021, on dénombrait 385 millions de ruraux migrants, intra et interprovinciaux. Les femmes urbaines entre 50 et 70 ans ou femmes seniors de Chine (中国大妈) sont, elles, une centaine de millions à pratiquer fièrement la danse dans les lieux publics. Moquées et critiquées, la baisse des cours de l’or en 2013 les conduit à acheter en dix jours 300 tonnes d’or (10% de la production annuelle mondiale), ce qui leur vaut le surnom de big mothers
dans la presse anglo-saxonne. Il y a pire : faire partie des populations bas de gamme (低端人口), résidents mal lotis et excédentaires de métropoles qui plafonnent leur population (23 millions à Beijing). L’éducation demeure objet d’un investissement social essentiel, et d’abord l’examen d’entrée à l’université, qui chaque année rassemble le plus de participants au monde (9 millions). Les appartements d’éducation (学区房) permettent de contourner une stricte carte scolaire et d’accéder à des établissements réputés. A mi-chemin entre entraîneur sportif de haut niveau et agent de star cinématographique, les mamans accompagnatrices d’études (陪读妈妈) accompagnent leur rejeton durant toute sa scolarité en ville, voire à l’étranger – en 2022, on en dénombrait 200.000, essentiellement au Canada et aux USA. Une surcharge de travail scolaire et extra-scolaire qui pèse lourd sur les enfants poulets (鸡娃) : la réforme de 2021 tente d’y remédier, ce qui a entraîné la fermeture de 80% des entreprises de cours privés, afin de parvenir aux objectifs du ministère de l’Education : une heure trente maximum de devoirs quotidiens, neuf heures de sommeil, une heure d’activité physique… et aucun cours supplémentaire : c’est la double réduction (双减).
Les innovations langagières, concluent les auteurs, donnent à voir une société complexe, ouverte, traversée de contradictions et de tensions.
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