Chine et terres d’Islam : un millénaire de géopolitique
Emanuel Lincot
Presses Universitaires de France – 2021
Professeur à l’Institut catholique de Paris, Emmanuel Lincot raffole parler de lui – les sites visités, les films vus, les tableaux contemplés, les livres lus, se citer lui-même (37 fois !), et étaler sa – réelle – érudition. Ceci ne facilite pas la lecture d’un ouvrage touffu, dont la pédagogie n’est pas le souci premier, mais qui vaut bien que l’on passe sur ces manifestations d’égotisme…
Les relations entre la Chine (1,4 milliard d’habitants) et le monde musulman (1,8 milliard) sont des défis culturels et stratégiques, qui se cristallisent au Xinjiang. Grande comme trois fois la France, subjuguée au fil des siècles par une série d’empires, la région est un creuset de révoltes mêlant revendications nationalistes à références religieuses, étrangère aux mentalités Han, où l’islam se décline sur le mode turc. Un islam syncrétique, dont le culte des saints est une spécificité, qui se déploie dans le « Turkestan chinois », l’une des dernières régions cartographiées au monde.
La seconde moitié du XIXe siècle voit la Chine ébranlée de révoltes musulmanes – Yunnan, Shaanxi, Gansu, Ningxia, Qinghai – réprimées dans le sang par une dynastie Qing qui entend préserver des appétits russes le Xinjiang intégré en 1884 dans l’empire. Yakub Beg a régné une décennie sur un éphémère royaume de Kashgar tourné vers Istanbul… Mais les Hui, de rite hanafite, la plus ancienne des écoles religieuses sunnites, sont demeurés fidèles à Beijing.
Jusqu’au début du XXe siècle, le Xinjiang voit coexister pacifiquement djadidisme moderniste des réformateurs musulmans d’Asie centrale et idées nouvelles avec un islam confrérique, caractéristique du monde turcophone et soufi ; de cet islam acculturé, la mosquée de Xian est témoin. A partir des années 1920, l’on nomme Ouïgours les habitants sédentaires turcs du Xinjiang : panturquisme et affirmation politique prennent corps. 1933 : une brève République du Turkestan est proclamée à Khotan, vite abattue par Chiang Kaï-shek avec l’aide soviétique ; la région, également convoitée par le Japon, passe sous le contrôle de Staline. Idem en 1944 de la seconde République du Turkestan, mort-née sous influence soviétique. Pour Chiang comme pour Mao, le Xinjiang fait partie de la Chine… Gérée après 1949 par un très martial Corps de production et de construction (Bingtuan), la « région autonome » se sinise. A partir des années 1980, la société ouïgoure est heurtée de plein fouet par la modernité chinoise ; en 2009 à Urumqi, de sanglants affrontements opposent Han et Ouïgours, modifiant les rapports entre communautés, et de multiples attentats terroristes ont lieu – Xinjiang, Yunnan, Guangdong, Beijing -. L’idéologie de la Tabligi Jamâ’at – puissante organisation musulmane prosélyte – est en concurrence avec le salafisme chez les Ouïgours, aussi gagnés par le djadidisme. Fondé en 1997, le Parti islamiste du Turkestan (ETIM), groupuscule takfiriste adepte d’un extrémisme violent, dit sa haine de la Chine, tandis que des combattants venus d’un Xinjiang où se diffuse le wahhabisme, rejoignent le djihadisme international. Inquiet des liens supposés entre ce dernier et « séparatistes », Beijing déploie des dispositifs ultra sécuritaires, au risque d’une « palestinisation » de la société ouïgoure.
La Chine, puissance majeure pour les pays musulmans
La République de 1911 a noué les premières relations diplomatiques avec les pays arabes, avant que la diplomatie maoïste n’entame ses premiers pas vers Proche et Moyen-Orient, composés de pays musulmans hostiles au régime communiste, malgré la conférence de Bandung (1955) où naissent « tiers-monde » et non-alignement. Les relations sino-arabes sont durablement affectées par le divorce Beijing-Moscou, tandis que la République populaire se rapproche d’abord de l’OLP, du Fatah, de l’Egypte puis, après 1972, d’autres Etats de la région, contre l’URSS et ses affidés ; elle soutient la naissance du Bangladesh, reconnaît le régime des Talibans, appuie moudjahidines afghans et Bachar al-Assad…
A partir des années 1980, la Chine – qui a reconnu Israël en 1992 – normalise ses relations avec la plupart des pays musulmans, partenaires commerciaux et tactiques. Une active diplomatie du pétrole, qui développe des liens avec l’Iran, conclu un partenariat stratégique avec l’Arabie Saoudite (1999) et – malgré les Ouïgours – avec la Turquie en 2020. Elle outrepasse la faille sunnisme/ chiisme et converge avec nombre de pays musulmans sur la question des droits de l’homme. Alors que Ben Laden la ménageait, exploitant la rivalité sino-américaine, Daech appelle à la guerre sainte contre la Chine, enlève et assassine de ses ressortissants et rêve du retour au pays des djihadistes ouïgours… « Union européenne et Etats-Unis, écrit E. Lincot, soupçonnent tout engagement chinois contre le terrorisme d’être un moyen de légitimer la répression contre la minorité des musulmans ouïgours. La réalité est infiniment plus complexe ». Baloutchistan, Cachemire et Afghanistan sont à présent les trois foyers de radicalité islamiste considérés par les autorités chinoises.
Les Nouvelles routes de la soie (ou BRI) visent à rendre au pays son rang de grande puissance mondiale, contraint par la stratégie indopacifique d’endiguement des USA et de leurs alliés. Elles ciblent les pays pétroliers de l’aire arabo-persane, d’Asie centrale et du monde indo-malais. L’après COVID-19 a recentré la BRI sur les pourtours immédiats de la Chine, scellant la rupture avec les Etats-Unis. Pax sinica en Asie centrale et au Moyen-Orient ? En vingt ans, la Chine y est devenue une puissance majeure, sur fond de désoccidentalisation de la politique internationale et de conceptions divergentes de la mondialisation. Le 11 septembre 2001 a largement contribué au divorce entre mondes occidental et musulman, le COVID-19 entre le mondes occidental et la Chine. Y aura-t-il une alliance anti-occidentale entre mondes chinois et musulman ? C’est une problématique essentielle pour le XXIe siècle.
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