L’UE et la Chine entre de-risking et coopération : scénarios à l’horizon 2035
Sous la direction de Sylvie Bermann et Elvire Fabry
Notre Europe, Institut Jacques Delors – rapport n°126 (11/2023)
Fondé en 1996 par Jacques Delors, l’Institut qui porte son nom se veut laboratoire d’idées en faveur de l’intégration européenne. Alors que l’avenir politique et économique de la Chine comme sa relation au monde n’ont jamais été aussi incertains, ce think-tank a invité des experts et praticiens dirigés par Sylvie Bermann, ambassadeur de France qui fut en poste à Beijing, Moscou et Londres, ainsi qu’Elvire Fabry membre de cet Institut, à explorer des scénarios à l’horizon 2035, pour une série d’enjeux clés de la relation sino européenne, afin que la « rivalité systémique » ne prenne le pas sur le partenariat et la concurrence. Le lecteur conscient que la totalité des analyses prospectives occidentales regardant la Chine se sont toutes, depuis les années 1950, immanquablement révélées fausses, ouvrira bien sûr le rapport avec un scepticisme aussi désabusé que lucide. Mais au fil des pages, quelques surprises l’attendent : pragmatisme, lucidité, bon sens (si, si…) et réel intérêt de la méthode : il a entre les mains l’un des rares écrits intelligents rédigés en français sur la Chine ces dernières années et des plus stimulants… Dix thèmes sélectionnés, et pour chacun plusieurs scénarios d’évolutions possibles, assortis de recommandations pour l’Union européenne. L’exercice a naturellement ses limites, mais il est conduit ici à mille lieues du prêchiprêcha médiatico-politique dominant, ce qui en constitue tout l’intérêt.
L’ancien monde n’est pas encore mort, le nouveau n’est pas encore né : il faut, préviennent en introduction S. Bermann et E. Fabry, éviter les jugements hâtifs sur la décélération de l’économie comme sur l’avance technologique chinoises, et engager une approche empirique des avantages comparatifs, secteur par secteur, technologie par technologie : une ambitieuse veille technologique européenne serait nécessaire. S’il n’est point question d’équidistance entre l’allié américain et le partenaire-compétiteur-rival systémique chinois, l’Europe devrait récuser la vision théologique d’empires du bien et du mal et, au cas par cas, décider de ses intérêts au regard d’une autonomie stratégique qui est affaire existentielle. Par exemple, limiter les transferts de technologie sans se couper de l’innovation chinoise, à l’exemple des entreprises américaines, malgré les discours officiels sur le découplage technologique…
Entreprises, sciences et technologies, sécurité alimentaire, climat…
A quoi doivent s’attendre, à court et moyen terme, les entreprises européennes ? Deux scénarios 2035 : des économies chinoise et américaine au coude à coude et une République populaire, évitant le piège des pays à revenus intermédiaires, qui demeurerait attractive pour ces entreprises. Ou bien une trajectoire japonaise de baisse de croissance avec divergence vis-à-vis des Etats-Unis : une configuration dans laquelle l’UE aurait beaucoup à perdre. Le partenariat scientifique et technologique entre une Chine, dont les dépenses annuelles de R&D approchent celles des USA, et l’Union européenne doit lui se préparer à trois scénarios : une continuité relativement optimiste – soit une coopération encadrée mais maintenue -, des cercles vicieux – une Union affaiblie et isolée, pressée par Washington de repenser ses partenariats – ou des cercles vertueux – contrainte par un découplage technologique croissant avec l’Amérique, la Chine fait un pas qualitatif vers l’Europe. La sécurité alimentaire est désormais au cœur de l’action géopolitique chinoise.
Scénario 1 : la Chine produit moins, sa relation avec les Etats-Unis se « désagricolise », elle ne peut plus compter sur l’Inde, se tourne davantage vers la Russie ; l’UE est à la peine avec un pays à présent plus rival que partenaire.
Scénario 2 : une Chine, dont la classe moyenne atteint les 1,2 milliard, veut consommer « sain et durable » et offre à l’Europe vieillissante une perspective solide dans l’agroalimentaire.
Scénario 3 : la Chine produit plus et mieux ; fragilisée par son tournant vers le véganisme, l’Europe est dépassée. Son projet agricole ne doit pas s’enferrer dans la seule vision écologiste mais comporter des relations agricoles et alimentaires multidimensionnelles avec la Chine.
Autre coopération essentielle : décarbonation et négociations climatiques.
Le scénario 1 verrait un rapprochement stratégique Chine – Union européenne, camouflet pour les USA, mais bien plus profitable à la première qu’à la seconde…
Le scénario 2 serait le statu quo en la matière, le 3e scénario un renforcement du binôme UE-Etats-Unis où prévaut l’US economy first, quitte à affaiblir partenaires et alliés, en fonction des alternances électorales à la Maison Blanche. Dans tous les cas, l’Europe demeure dépendante de la Chine pour sa transition énergétique – grave faiblesse et grand risque.
Rééquilibrer la dépendance à l’égard de la Chine
Le découplage technologique entre la première et la seconde économie mondiale expose les autres pays à un risque croissant de mesures commerciales coercitives dans le cadre d’une militarisation croissante de la politique commerciale et d’une stratégie européenne de réduction des risques (ou de-risking) de dépendance excessive à une Chine restant elle-même largement dépendante des marchés occidentaux : il faut donc trouver un compromis entre sécurité et optimisation des bénéfices. Que pourrait-il advenir ?
1) Une coopération renouvelée… en cas de seconde présidence Biden et à condition que réciprocité et concurrence équitable soient garanties.
2) une coexistence maîtrisée : la Chine recherche l’autosuffisance, l’UE des niches de coopération mutuellement bénéficiaires avec celle-ci (santé, environnement, agriculture…), avec une dé-dollarisation des deux économies.
3 ) Une fragmentation accélérée : du de-risking au découplage, escalade de représailles, relocalisations européennes.
4) Le conflit ouvert : en cas d’opérations militaires opposant Chine continentale et Taïwan, les Européens s’aligneraient complètement sur les Etats-Unis…
Quel que soit le scénario, l’UE va devoir continuer à osciller entre coopération, concurrence et coercition.
A l’horizon des possibles est aussi l’effritement du cadre réglementaire multilatéral de l’OMC et la recomposition de nouveaux espaces de régulation, sur fond de délitement de l’ordre commercial ordo-libéral fondé sur la primauté du droit. En ce cas, il faut s’attendre à un statu quo fait de frictions ou à la polarisation d’un monde dans lequel prévalent les rapports de forces ; l’UE y serait tiraillée entre deux pôles réglementaires. Mais il est aussi un scénario optimiste voyant advenir une OMC 2.0 et un nouvel ordre multilatéral.
Tandis que la guerre en Ukraine a provoqué une « militarisation » croissante du dollar, la Chine, anticipant des sanctions occidentales, vise une structure financière alternative. Cette situation pourrait se prolonger en une lente érosion de devise américaine et l’émergence d’un ordre monétaire multipolaire et du Renminbi (1€=7,87 renminbi, à date) comme monnaie de réserve. Mais elle pourrait conduire à un soutien européen, clairement politique, aux ambitions monétaires de la Chine, dont le tiers des réserves est libellé en €, avec lente mais sûre internationalisation du RMB. On pourrait aussi assister à une entente américano européenne contre le RMB. Mais il est déconseillé à l’UE de suivre aveuglément la politique chinoise de Washington et de s’isoler encore davantage du « Sud pluriel »…
Quelles seront les conséquences pour l’Europe de l’intégration économique de la Chine et de l’Asie du Sud-Est ? L’Association des nations du Sud-Est asiatique est le 3e partenaire de l’UE, elle-même second investisseur direct dans une ASEAN (10 Etats, 660 millions d’habitants) déterminée à refuser de prendre parti dans la confrontation sino-américaine, et aujourd’hui encline à théoriser « l’équidistance » de Singapour ou le « multi-alignement » de l’Inde.
On peut envisager :
1) une Asie du Sud-Est dominée par les Etats-Unis où la Chine cède du terrain.
2) une perte de crédibilité américaine en cas de non-intervention militaire dans un conflit armé opposant le continent à Taïwan, conjoncture qui provoquerait de très fortes tensions sino européennes
3) une atténuation de la rivalité Beijing-Washington et une ASEAN consolidée voyant en l’Europe un atout.
Le futur est aussi conditionné par les succès ou les échecs de la Belt & Road Initiative (les « Nouvelles routes de la soie ») comme des initiatives économiques de la Chine dans le cadre du RCEP 1ou politiques dans ceux de l’OCS2 et des BRICS, soit la montée en puissance du projet de gouvernance régionale – voire mondiale – de la République populaire, entraînant la marginalisation de l’Occident, de ses stratégies indopacifiques et de ses alliances QUAD et AUKUS3 (Australia United Kingdom United States).
- Le RCEP conclu en 2021 et réunissant autour de la Chine 14 pays d’Asie et d’Océanie (sans les USA) représentant 30% de la population, 30% du PIB et 28% du commerce mondial, c’est le plus vaste accord de libre-échange de la planète. ↩︎
- L’OCS créée en 2001 par la Chine, la Russie et 4 Etats d’Asie centrale, élargie depuis (Inde, Iran, Pakistan), est devenue la seconde organisation internationale après l’ONU ↩︎
- Le QUAD (Dialogue quadrilatéral de sécurité), établi en 2007 puis réactivé par J. Biden, réunit Etats-Unis, Australie, Japon et Inde. L’AUKUS est un accord militaire conclu en 2021 par les Etats-Unis, l’Australie et le Royaume-Uni visant à contrer la Chine en Indopacifique. La France n’a pas souhaité s’y joindre. ↩︎
Taïwan, penser l’impossible, conjurer l’envisageable
C’est naturellement l’une des interrogations majeures, même si le chiffrage et les conséquences d’une guerre opposant les deux rives du détroit de Taïwan ont été largement évaluées par de nombreux experts : 3.000 Mds USD pour l’économie mondiale… La rupture du statu quo serait suivie de sanctions contre investissements et avoirs chinois dans l’Union européenne, et de conséquences douloureuses pour les investissements européens en Chine, ainsi que le détaille la Stratégie Chine de l’Allemagne, parue l’an dernier. Au-delà des positions disparates des Etats membres de l’UE et d’omniprésentes intrications avec la Chine dans tous les secteurs, il convient de préparer des moyens d’action et une communication adaptée, notamment face à une remise en cause de la cohabitation internationale de différents modèles politiques, le risque d’un éventuel conflit nucléarisé… et des opinions publiques d’Occident ignorantes ou indifférentes. Il ne s’agit cependant pas d’adopter des postures cherchant à s’aliéner une Chine que l’on ne saurait mettre, même en cas de crise, au ban de la communauté internationale. Mais il convient d’encourager les entreprises européennes à « dé-risquer » toujours plus et à mesurer les risques à long terme du surinvestissement et de transferts de technologies mal évalués. A Beijing, Taibei, Washington, Bruxelles et ailleurs, une seule certitude : le coût humain de la guerre serait effroyable et son coût économique dévastateur. Pour toutes les parties.
L’un des contributeurs au rapport déplore pertinemment que discours dominant (politiques, médias) et perceptions continuent à être uniformément négatifs à l’égard de la Chine, rendant difficile la recherche de compromis, ne permettant pas d’intégrer la complexité de la réalité chinoise et les intérêts bien pensés de l’Union européenne ; il en appelle à une plus grande intelligence des atouts européens et chinois. A une plus grande intelligence de la Chine tout court ?
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