Art Déco France Chine
Emmanuel BREON
Editions AAM – 04 novembre 2022
C’est en France, dans les années 1920, qu’est né le style Art Déco, qui succède au très hexagonal et déclinant Art Nouveau : le XXe siècle, comme une France en reconstruction, ont besoin d’un style original. Architectes et décorateurs s’emploient à réinterpréter volumes et décors. Les décorateurs empruntent aux siècles passés des motifs qu’ils épurent jusqu’à la géométrisation. La ligne droite supplante la courbe, l’ornementation de la nature s’éloigne du réalisme. Tandis que la ferronnerie française est à son apogée, meubliers et ébénistes privilégient l’élégance du dessin et la richesse des matériaux. La géométrie domine l’ensemble du décor, le bas-relief est partout, sur les bâtiments privés comme officiels. Un style chic et populaire à la fois, ce que permet la fabrication en série. Comme la photographie, le cinéma, qui a fait du chemin depuis les frères Lumière, s’intéresse aux arts décoratifs, y compris en Chine où le premier film parlant est projeté en 1931. 1925, alors que triomphe Joséphine Baker et que Sun Yatsen rend son dernier soupir, l’Exposition des arts décoratifs industriels de Paris constitue l’acte de naissance de l’Art Déco. Il va pour longtemps donner le ton et devient le premier style véritablement international : Etats-Unis, Grande-Bretagne, Japon… Même la Chine a son pavillon à l’exposition, signé de l’architecte Liu Jipiao. Chaque pays l’adapte à sa culture propre, dans laquelle il se fond. Un nouvel état d’esprit – mouvement, vitesse – et ses manifestations : automobiles, aéroplanes, stations-service, aérogares… C’est aussi l’éclosion de la femme moderne que la Première Guerre mondiale a émancipé – travail, allure, vêture -. En France, c’est la «garçonne», dont les couturiers font un porte-drapeau, idem des actrices chinoises qui arborent la mode Art Déco dans des productions à grand spectacle. A elles haute couture, cosmétiques, parfumerie aux flacons signés Lalique ou Baccarat. Le raffinement et l’élégance s’affirment bien marque de fabrique de l’Art Déco.
La Chine en folie que décrit le célèbre journaliste Albert Londres s’ouvre peu à peu au monde. Les nouveaux grands paquebots des Messageries Maritimes qui mettent un mois à relier Hongkong ou Shanghai contribuent à la diffusion d’un Art Déco qu’adopte la nouvelle République chinoise. Son propagandiste, Liu Jipiao, dessine les pavillons de la première grande Exposition internationale qu’accueille la Chine à Hangzhou (1929) : Art Déco et réminiscences de l’art chinois pour les vingt millions de visiteurs, locaux et étrangers.
La tâche lui a été confiée par son camarade d’études à Paris, fondateur et directeur de l’Ecole des beaux-arts de Hangzhou, Lin Fengmian, qui deviendra peintre renommé. Devançant Tianjin, Guangzhou, Hongkong ou Nankin, Shanghai – « le Paris de l’Orient » – s’affirme capitale d’un Art Déco proprement chinois, prisé de la nouvelle bourgeoisie. Grands hôtels (Cathay Hotel, Park Hotel), banques, casino, cinémas portent la signature d’architectes chinois et autres, retour des Beaux-arts de Paris ou des universités américaines.
Les chaises Ming redessinées deviennent des meubles aussi contemporains qu’astucieux et le style des meubles Qing se retrouve dépouillé, tout en conservant certaines de ses formes ancestrales. En retour, les artistes européens de l’Art Déco renouvellent leur imagination et leurs gammes, tirant des leçons de ce qu’ils découvrent en Chine. En 1923, au Grand bal chinois de Paris, joailleries, pochettes et minaudières se déploient. Les joaillers puisent désormais sans limites dans les arts décoratifs de la Chine : laques rouges et noires, idéogrammes sertis de diamants, motifs incrustés de nacre, passementeries de soie… Mobilier, soieries, laques, faïences, céramiques, l’art chinois traditionnel influence grandement les créateurs de l’Art Déco français. En Chine, l’une de ses plus spectaculaires expressions est le monument funéraire de Sun Yatsen, commandé par son fils au sculpteur français Paul Landowski (qui signera ultérieurement le Christ de Corcovado à Rio) : six tonnes de marbre, au cœur de l’un des monuments les plus visités du pays, le mausolée de Sun Yatsen, sur les Montagnes pourpres de Nankin. Un art nouveau pour une Chine nouvelle…
Somptueusement illustré, l’ouvrage signé Emmanuel Bréon, chef du Département des peintures de la Cité de l’architecture et du patrimoine, est un billet pour voyager dans un temps révolu où, si la confrontation entre Occident et Chine était exacerbée, échanges intellectuels et influences réciproques n’en demeuraient pas moins possibles. Ceci à une époque qui, elle, avait su trouver son style, dont l’essence était l’élégance. Une élégance qui, avec l’humour, est ce qui le plus cruellement fait défaut à la nôtre.
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