Cette publication traite du travail et de l’œuvre de la sculptrice Nacèra Kaïnou ; elle est issue de l’article du Quotidien du Peuple du 18.04.2023 de Liu Yanqing et est introduite par l’artiste.
Le printemps est revenu sur le terrain, et diverses activités d’échanges culturels entre la France et la Chine se sont succédé : printemps culturel sino-français, mois de l’activité française, semaine culturelle sino-française… Une série d’activités m’a enthousiasmé le cœur et j’ai hâte de retourner en Chine. Je prépare actuellement une nouvelle exposition de mes œuvres et prévois de me rendre en Chine l’année prochaine à l’occasion du 60e anniversaire de l’établissement des relations diplomatiques entre la Chine et la France pour avoir des échanges en face-à-face avec le public et les créateurs d’art chinois.
Vous avez un style artistique particulier, c’est-à-dire, les œuvres représentent non seulement la ressemblance du modèle, mais on peut y ressentir la force ou l’esprit que dégagent l’âme et le cœur du personnage modèle, par exemple, comme les bustes de Victor Hugo que vous avez sculptés.
Le titre de Peintre de l’Armée donne à Nacèra Kaïnou le privilège de pouvoir porter un uniforme militaire.
Le visage est la cristallisation d’un drame ou d’une poésie intérieure, je cherche à approcher la vraisemblance, plus que la ressemblance du modèle. Découvrir, derrière les formes qui se montrent, les forces qui se cachent. La beauté génère un perpétuel rayonnement du dedans vers l’extérieur. Tout chef-d’œuvre possède en son sein un cœur battant qui inonde le monde de sa beauté. Telles les étoiles qui émettent leurs propres luminosité et couleurs et dont la source d’énergie qui les fait briller se trouve en leur cœur, véritable forge battante créée par l’irrésistible attraction de leur masse vers ce centre où elle rayonne en fusionnant.
L’art est ainsi une concentration de la vie. Il faut comprendre combien la vie déborde l’art pour mettre dans l’art le plus de vie ! Pour moi, le but de l’Art est d’accumuler dans le plus court fragment de l’espace le plus grand nombre d’informations et d’évènements.
Il s’agit en quelque sorte de prendre la (ma) vérité sur le fait, de rassembler dans la plus parfaite harmonie, les traits au demeurant très complexes d’une individualité, saisir dans toute sa force l’étincelle d’un regard, d’une intelligence, de la beauté unique du modèle pour rendre intense sa réalité profonde dans l’espace réduit et surtout figé que permet le matériau terre. Donner à voir l’ensemble des imperceptibles. Le secret de son individualité s’imprime d’un coup de pouce définitif, au coin d’un sourire, au creux d’un regard, dans la courbe d’un cou qui se penche.
Mon travail n’est pas seulement une œuvre d’intériorité et d’intuitions, il est préparé par des investigations quasi journalistiques : si le modèle n’est plus de ce monde, je recherche toutes les informations sensibles qui le concernent à travers des lectures, des films, des podcasts ; lorsqu’il est contemporain, je rencontre les proches, les enfants, pour qu’ils me parlent de l’homme ou de la femme privée. Une recherche qui me permet d’entrer dans un rapport de familiarité, de sympathie, avec le modèle et fait de lui quelqu’un que je « connais » assez pour m’approcher au plus près de son essence, de son intime et universelle humanité, de sa « légende personnelle ».
Légende, un mot-clé de mon art : chaque sculpture révèle non seulement la biographie d’un modèle, mais aussi l’histoire de ses rêves. Une lèvre suffit… ou un détail infime qui éclaire le tout. Le regard, comme une ombre d’éternité, s’immobilise, suspendu à mi-chemin entre le visible et l’invisible. « Nous sommes habités par une ombre bien plus intelligente que nous », écrivait ainsi Jean Cocteau.
Comment évaluez-vous votre style de création ? Comment votre style artistique a-t-il été développé et formé, est-ce que vous avez été influencée par des artistes français ou d’autres pays, lesquels ?
Mes influences ont majoritairement été européennes au début de mes études aux Beaux-Arts. La technique du clair-obscur, qui sculpte les chairs, irradie des visages très réalistes et souligne la vérité des sujets, a eu une grande influence sur mes travaux de jeune artiste. Pour n’en citer que quelques-uns : les grands maîtres tels que Rembrandt et Le Caravage ; la Peinture espagnole, avec Vélasquez ou Goya. L’expressionnisme allemand puis la nouvelle objectivité avec des peintres comme Otto Dix. Le peintre figuratif anglais Lucian Freud et sa peinture d’une incroyable densité principalement axée sur la figure humaine qui se fait chair. Mais nous étions aussi tous fascinés, jeunes étudiants, par Zao Wou-Ki qui a émergé en France dans les années 1980/1990.
En ce qui concerne plus spécifiquement la sculpture, toute l’histoire de l’Art est inspiration, des Grecs à la renaissance, jusqu’à nos jours. Ma sensibilité me porte tout d’abord vers les grands maîtres, l’immense Michel-Ange, le spectaculaire Le Bernin, le très moderne Messerschmidt, le réalisme habité d’Houdon, le saisissant Carpeaux, l’incontournable Rodin, la géniale Camille Claudel.
Au fil de mes lectures, de mes voyages surtout et de la maturité de ma carrière d’artiste, mes influences et inspirations furent multiples. J’ai suivi avec beaucoup d’intérêt les mutations de la production artistique contemporaine en Chine. Cette création qui se situe dans un dépassement, une tension, un entre-deux est fascinant. Je connais plus particulièrement les travaux des icônes de l’art contemporain chinois, dont la notoriété et le succès dépassent largement les frontières de la Chine, comme Yue Minjun, très caractéristique de cette esthétique pop et kitch avec ses personnages dont les sourires sont paradoxalement très inquiétants. Je suis très touchée par les portraits énigmatiques de Zhang Xiaogang, son travail sur la mémoire s’inscrit là aussi dans un paradoxe entre puissance et fragilité, présence et effacement. L’inspiration très occidentale de Zeng Fanzhi, qu’il exprime dans un entremêlement de symboles ou de traits, est aussi brillante. Une très talentueuse manière de faire le lien entre sa sphère personnelle et sa culture très marquée par l’Occident.
Le plus fascinant pour moi, je crois, est Zhang Huan ; j’adore sa démarche très originale fortement empreinte de spiritualité. Son geste créateur qui consiste en l’impression du spirituel sur son corps est intense. Là aussi l’idée de tension et de dépassement est très forte. L’extraordinaire idée de réaliser des portraits avec de la cendre d’encens leur donne un rendu unique et fait de ses portraits le paroxysme de l’être spirituel, purifié, mais aussi détruit par le feu. Pour moi encore, ce travail se situe aux extrémités de cette polarité. Voilà un artiste que j’aimerais beaucoup rencontrer. Il a d’ailleurs réalisé un buste monumental et très puissant de Confucius « hyperréaliste ».
Selon vous, comment faire pour exprimer la compréhension sur le modèle dans la création ? Par exemple, dans la création des œuvres de sculpture de Victor Hugo, comment faire ressentir la force intérieure de ce personnage à travers les gestes ou l’expression faciale extérieure ?
Pour moi, un portrait est un paysage, porteur de destinée accomplie ou en devenir. Le visage est un poème plastique, une biographie écrite dans la glaise. Toutes les empreintes laissées dans la terre sont les stigmates d’un passé parfois obscur, parfois lumineux ou d’un avenir incertain. L’authentique doit se révéler avec sa part de mystère.
En ce qui concerne la création du buste de Victor Hugo, j’ai procédé comme je le fais à chaque fois qu’il m’est donné de réaliser le portait d’un monstre sacré ; il s’agit de restituer au monde, en une seule expression, toutes les différentes impressions que chacun s’est fait d’une personnalité.
Après le long temps de recherches iconographiques, de maturation, je laisse mon corps et mon esprit s’imprégner de mon portrait en devenir, dans la solitude de mon atelier et une intime lutte avec mon matériau, s’engage une succession de changements, d’instabilités, d’hésitations créatrices et de bascules entre symétrie et dissymétrie que provoquent les diverses expressions se succédant sur le visage du modèle… et cela jusqu’à ce que l’une d’entre elles se détache, qui puisse enfin résumer toutes les autres. Il faut longtemps attendre, jusqu’à plusieurs mois parfois, pour surprendre cet instant où transparaît la vérité intérieure du modèle, où se découvre en une fraction de seconde le caractère unique de sa présence au monde.
Le personnage de Victor Hugo détonne de contrastes, j’ai été fascinée par l’énergie tellurique de ce géant. Mais en même temps, j’ai connu un certain effroi devant cette volonté de puissance à laquelle rien ne résiste. L’enfantement du portrait fut donc le résultat d’un long corps-à-corps en pleine terre qui dura des semaines… Il s’agissait de trouver la juste posture entre le mouvement ascendant vers celui que le poète désigne comme « l’Océan d’en haut » et le mouvement descendant du regard passionné sur l’avenir de « l’humaine condition ». Il s’agissait « d’humaniser » le torrent lyrique du « bonhomme » Hugo dans le dernier âge de sa vie. Il nous regarde d’en haut sans complaisance, mais avec bonté. La magie du portrait, c’est toujours la traduction de deux regards qui se croisent. « Le modèle » à reproduire s’impose. Et Hugo a déjà fasciné tant de sculpteurs !
À commencer par Rodin. Mais l’artiste va le recréer à partir de l’histoire vive de son temps. Ainsi, un portrait est toujours daté. J’ai particulièrement travaillé son regard visionnaire qui célèbre la nouvelle liberté de l’homme moderne. Mais en même temps, le pli légèrement amer de sa bouche qui nous rappelle le chaos qui risque d’engloutir nos plus belles conquêtes.
Dans la création d’une nouvelle œuvre, avez-vous l’habitude de voir comme référence d’autres sculptures du modèle (surtout des personnages connus) réalisées par d’autres artistes ?
Oui, absolument, je regarde toujours avant de réaliser un personnage connu si des bustes ont été créés par d’autres artistes avant moi, cela m’apporte une autre subjectivité, un autre angle de vue. Cela fait partie de ma mosaïque d’appréhension du personnage, je dois m’imprégner de tout ce qui me permet de comprendre son “character” (personnalité) au sens anglais du terme.
Vous avez visité pas mal de musées et d’expositions en Art et histoire en Chine, comment trouvez-vous ces œuvres d’art chinoises traditionnelles ou modernes, y a-t-il des œuvres qui vous ont beaucoup impressionnée et pourquoi ?
La Chine, ce gigantesque continent, est pour nous, Français, sans commune mesure. L’horizon y est plus vaste, donnant aux lacs et aux montagnes une démesure que nous ne connaissons pas en France. Je crois qu’une partie de la beauté unique et très spécifique de la peinture chinoise traditionnelle réside dans la relation à cette immensité. L’accès vers le ciel y est infini, il peut de fait accueillir plus d’aspects sacrés et de spiritualité. Les paysages sont infinis, les champs de vision se succèdent à perte de vue. Le lac se perd dans la montagne qui elle-même se déploie en des volées d’escaliers ou s’étire en ponts laissant au vide une incommensurable partition. Pour moi, ces chefs-d’œuvre portent en eux une extraordinaire majesté et une vertigineuse profondeur spirituelle.
Durant vos visites en Chine, vous avez rencontré beaucoup d’artistes chinois. Pouvez-vous parler un peu de vos rencontres et vos échanges avec un ou des artistes entre eux ? Comment trouvez-vous ces échanges interculturels 0ccident-Orient ?
Tous mes voyages en Chine m’ont assurément permis d’élargir ma pensée et d’étendre mon horizon de compréhension, de remettre en cause mes idées préconçues ainsi que mon héritage et ma culture artistique très figurative, axée sur la transcription de la réalité. Mon architecture cérébrale et ma compréhension du monde sont régies par la proportion, l’arithmétique et les nombres, issue d’un certain platonisme. Alors que l’art pictural chinois, imprégné par le taoïsme et le confucianisme, met l’accent sur une résonance « spirituelle » qui transcende l’esthétique en une mystique et la peinture en une philosophie reposant sur l’écriture de l’idée.
Ce sont deux approches radicalement opposées. Avoir eu la chance de rencontrer des artistes chinois au cœur de cette différence a été extrêmement enrichissant, même si la barrière de la langue ne nous a pas permis de plus fructueux échanges verbaux : la communication peut être comblée par le langage du corps. C’est la magie de cette grammaire universelle qu’est l’Art ! La communication entre artistes est ainsi déplacée hors du temps, dans un autre espace, celui de la création. Ceci a d’ailleurs peut-être permis des rencontres plus profondes et plus sensibles ; c’est à travers leur œuvre que j’ai pu appréhender chaque rencontre avec chaque artiste, chaque œuvre traduisant la sphère intime de son créateur.
En fait, pour mieux connaître vos échanges avec les artistes chinois, j’ai contacté M. Wu Guang, ami de Thierry Liu et peintre chinois qui vous avait rencontrée à Xi’an en décembre 2019. Vous souvenez-vous de lui ? Si c’est possible, pouvez-vous parler un peu de votre rencontre avec cet artiste chinois et vos échanges sur l’art ?
Bien sûr que je me souviens de Wu Guang ! Je crois que nous sommes liés par une affinité de création. Il fait même partie de mon univers parisien : j’ai exposé dans ma bibliothèque une de ses œuvres, un magnifique portrait au dessin sur une assiette de S.E. XI JINPING. Ce dessin dégage une force et une présence de la vie dans ce qu’elle a de plus profond ; c’est vraiment un artiste remarquable. Son travail au trait, qui rassemble des centaines de plans en une seule figure, est pour moi la parfaite illustration de son héritage collectif traditionnel et universel, avec en trame de fond la vitalité vigoureuse de la calligraphie. Nous avions envisagé de travailler ensemble sur une exposition avant que la pandémie de COVID 19 ne vienne briser nos rêves. J’espère vraiment que nous pourrons réaliser ce projet un jour. En effet, Wu Guang est une très belle âme, un délicat mélange de générosité et de retenue, d’humour et de pondération. C’est un vrai artiste-philosophe qui a su allier, avec sagesse, tradition et modernité.
De plus, j’ai réalisé l’un de mes plus grands rêves en sa compagnie : aller voir l’armée en terre cuite de l’empereur Shihuangdi des Qin datant d’il y a plus de 2000 ans. J’ai été extrêmement émue de fouler le même sol que ces sculpteurs et j’ai vécu une indicible exaltation lorsque j’ai touché de mes doigts la même argile qu’eux-mêmes avaient pétrie en 210 av. J.-C. Partager ce moment avec Wu Guang a été une bénédiction.
Vous avez réalisé un portrait « Confucius » : si possible, pouvez-vous parler un peu du processus de création de cette œuvre d’un personnage incontournable de la culture chinoise ? En plus de lire des livres de Confucius, quelles autres préparations avez-vous faites pour la création ? Et dans votre création, quel(s) domaine(s) de ce personnage avez-vous choisis de souligner ? Pourquoi ?
Les enseignements de Confucius sont des préceptes moraux fondés sur des valeurs humaines, ils dépassent donc les frontières. Ses axiomes sont universels et s’adressent à l’humanité toute entière, même s’il reste aujourd’hui l’un des piliers de l’identité chinoise, il s’inscrit dans le patrimoine universel. Je n’ai donc pas eu de gêne particulière à essayer de m’emparer de ce géant pour rendre hommage à la Chine éternelle.
Pour réaliser le buste de Confucius, j’ai procédé de la même manière que pour les personnages illustres que je représente. Sa naissance en 551 av. J.-C. a bien évidemment induit l’impossibilité de trouver une iconographie d’époque. J’ai donc fait beaucoup de recherches et lu beaucoup de choses à son sujet, relevant des éléments importants comme sa taille, a priori 2,06 m, gigantesque donc ! Grand gourmet, il prônait les mets délicieux et savoureux, je l’ai donc tout de suite imaginé comme imposant, majestueux et bien en chair. C’est d’ailleurs souvent ainsi qu’il est représenté à travers les milliers de sculptures érigées de par le monde. Je me suis bien sûr inspirée de toutes ces représentations.
Toute sa philosophie étant bâtie sur un réseau de valeurs dont le but est l’harmonie des relations humaines, mon buste se devait de le représenter avec une extrême bienveillance dans le regard et un sourire magnanime ; âgé, affublé d’un chignon, d’une longue et mince barbiche attribut des grands lettrés de l’époque, semble-t-il.
Ne vous souciez pas de n’être pas remarqué ; cherchez plutôt à faire quelque chose de remarquable
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