Le soft power en Asie. Nouvelles formes de pouvoir et d’influence
Sous la direction de Frédéric LASSERRE, Eric MOTTET et Barthélémy COURMONT
Presses de l’Université du Québec 2024
Le soft power (ou pouvoir d’influence) se définit comme la capacité d’un Etat à influencer et orienter les relations internationales en sa faveur, par un ensemble de moyens autres que coercitifs, qui eux relèvent du hard power (pouvoir de contrainte). S’exerçant autant à l’égard des adversaires que des alliés, il vise selon l’inventeur du concept, l’américain Joseph Nye à « amener les autres à vouloir les résultats que vous voulez ». En 1993, un article du principal idéologue du régime, Wang Huning, pose pour la première fois en Chine la question du soft power (文化软实力 wenhua ruanshili), puis en 2007 le XVIIe Congrès du PCC l’officialise et Hu Jintao le dote d’un budget conséquent. Le Japon, la Corée du Sud, Taïwan puis l’Inde de Modi le font également leur. Mais il demeure difficile d’évaluer ce soft power , concept malléable : c’est un pouvoir d’attraction par la culture, l’influence, le modèle national – politique, économique. On le mesure communément par des enquêtes d’opinion portant sur « l’image » d’un pays à l’étranger. En Occident, Japon, Australie… l’image de la Chine s’est ainsi améliorée entre 2008 et 2015, s’est stabilisée puis effondrée à compter de 2019. Une généralité à nuancer (cette image demeure très bonne à Singapour) et d’une façon générale positive en ce qui regarde culture et domaine socio-économique, très négative pour ce qui est de la politique et de la diplomatie. S’ils demeurent la superpuissance du soft power, les Etats-Unis des Présidences Trump et Biden ont vu également leur image se dégrader.
Précurseur du soft power avec le non-alignement de l’époque Nehru, l’Inde actuelle, avec le concours de sa puissante diaspora (33 millions) le nationalise et « l’hindouise » (elle vient de créer un ministère du Yoga…) de façon opportuniste, conservant un non-alignement sélectif, comme en témoigne la position indienne sur la guerre en Ukraine. A son actif, l’isolement du Pakistan dans le monde musulman regardant le conflit entre les deux pays sur le Cachemire… Le soft power sud-coréen est lui un immense succès, grâce à la culture, la puissance économique et technologique, une démocratisation réussie : la hallayu (« vague coréenne ») – cinéma, séries télévisées, K-pop… – submerge depuis 1997 l’Asie du Sud-Est et, grâce à un gouvernement proactif en la matière, s’étend bien au-delà.
La Constitution de 1947 contraignant le pays à renoncer au hard power, le soft power du Japon s’est toujours fondé sur un puissant outil financier – 4e pays donneur au monde, 3e contributeur de l’ONU – qui, à partir des années 2000, met sa culture au service de l’économie : stratégie Cool Japan, salons Japan Touch (la France est le second marché planétaire des mangas…). Mais Tokyo exerce aussi une forte influence sur la société internationale : proposé par l’ancien premier ministre Shinzo Abe, le concept d’un « Indopacifique libre et ouvert » a été repris par de nombreux pays (USA, Australie, Inde, France etc.)
Première économie mondiale (en parité de pouvoir d’achat) selon le FMI, premier partenaire commercial d’au moins 130 nations, puissance technoscientifique, militaire et diplomatique à la forte personnalité culturelle, quel est, interrogent plusieurs contributeurs de l’ouvrage, le pouvoir symbolique de cette Chine ? La Belt & Road Initiative (BRI, les « nouvelles routes de la soie ») avec ses prêts pharaoniques non conditionnels, ses Instituts Confucius, ses projets de connectivité propices à la diffusion des normes, standards voire modèle de gouvernance de la République populaire est l’un de ses éléments majeurs. Le capitalisme d’Etat – mariage du marché et de l’Etat, l’un des facteurs clé des succès asiatiques – et son Etat protecteur, promoteur, programmateur et producteur peut constituer aussi une voie séduisante – et alternative aux normes de l’Occident – pour les pays en développement. Le soft power
chinois s’appuie très largement sur ses technologies numériques déployées à travers le monde – les « routes numériques de la soie » – : câbles sous-marins, 5G, data centers, villes intelligentes dans une dizaine de pays. Des infrastructures susceptibles de relever du hard power en cas de conflit… Il faut rajouter à la panoplie d’une Chine premier déposant mondial de brevets les BATX1, réplique des GAFAM américains, mais fort dépendants de l’Etat-parti. A priori de puissants outils pour façonner – de manière douce – le monde au « rêve chinois ». Une appréciation à nuancer lorsqu’on la conforte au terrain.
La Turquie en est un, privilégié, pour l’étude du soft power chinois. Problème des Ouïgours turcophones, activisme économique de Beijing en Asie centrale, présence chinoise dans les ports du Pirée et de Thessalonique : adhérente à la BRI dès 2017, la Turquie (membre de l’OTAN) demeure ambivalente avec une Chine qui ne ménage ni ses investissements, projet ferroviaire, prêts et vaccins… Aujourd’hui au sommet de l’industrie cinématographique (le plus grand marché mondial du film en salle) les productions de la Chine ont connu un vrai succès international dans les années 2000, qui s’est ultérieurement étiolé sous l’effet d’une censure vigilante sur nationalisme et idéologie… Ailleurs, la mer de Chine méridionale et les contentieux territoriaux opposant Beijing aux Etats riverains est un autre terrain intéressant pour l’investigation du pouvoir d’influence, qui actionne ici la guerre du droit.
- Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi ↩︎
Un ensemble de contributions inévitablement inégales – l’une est même hors sujet… – mais qui offre un tableau intéressant. Depuis trois décennies, le soft power intrigue les pays asiatiques, qui ont repris ce concept occidental, enrichi de leur propre interprétation, pour renforcer leur rayonnement. Il demeure quelque peu fourre-tout, peut-être à tort surplombant : attraction, séduction, persuasion… L’une des multiples figures de l’influence ?
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