La Guerre mondiale des ondes. Le roman d’espionnage de la 5G
Sébastien Dumoulin
Ed. Tallandier – 2021
La 5G, dont Huawei, Ericsson et Nokia se partagent le marché, doit chambouler nos sociétés en connectant des milliards d’objets intelligents en temps réel. Une troisième révolution industrielle susceptible d’entraîner des innovations et changements sociétaux sans comparaison avec ceux connus des générations précédentes, et comportant des risques nouveaux : l’ANSSI (https://www.ssi.gouv.fr/) assure que les cybers attaques feront un jour des morts… Fondée en 1987 par Ren Zhengfei, jeune ingénieur, ancien militaire n’ayant en poche que 5.000 USD, Huawei a connu une ascension fulgurante, technologique – 46 sur 50 des grands opérateurs de télécoms mondiaux sont ses clients – et financière – elle dispose de l’équivalent du PIB marocain… -, compte 200.000 salariés sur la planète (dont la moitié en R&D) et est devenue le premier dépositaire mondial de brevets. Culture d’entreprise martiale, proximité supposée avec l’appareil sécuritaire, on lui fait aussi grief de la conquête des marchés grâce aux financements et autres aides de l’Etat chinois.
Un jour de 2018 à Vancouver, les douaniers canadiens interpellent Meng Wanzhou, Vice-présidente de Huawei et fille aînée de son fondateur : les Etats-Unis reprochent entre autres à l’entreprise des violations de l’embargo touchant Iran et Corée du Nord. La drôle de guerre sino-américaine commerciale, technologique, idéologique, est désormais vouée à l’escalade… C’est de bonne guerre : en matière d’espionnage, l’hôpital américain se moque de la charité chinoise. Les USA aspirent les données des géants de l’Internet et TAO (Tailored Access Operations), l’unité d’élite de la National Security Agency, est à même de s’introduire dans n’importe quel ordinateur ou réseau ; le FBI déclare en 2020 ouvrir toutes les dix heures un nouveau dossier de contre-espionnage regardant la Chine et le Département d’Etat dénonce dans l’opération Cloud Hopper « le plus vaste vol de propriété intellectuelle de l’histoire », qui a vu des hackers chinois, liés au ministère de la Sécurité d’Etat, pirater parmi les plus importants sous-traitants informatiques de la planète… Plagiat, vol, atteintes à la sécurité nationale : il pleut d’avantage d’accusations que de preuves sur Huawei, et la vindicte américaine désigne aussi ZTE (https://ztedevices.com/) , le quatrième équipementier télécoms chinois, qui plaide coupable et est in extremis sauvé de la faillite… par Donald Trump ! Pour les autres pays, comment contenter les Etats-Unis, allié stratégique, sans froisser la Chine, partenaire incontournable ? Les nations anglo-saxonnes bannissent Huawei, l’Europe (où 44% des consommateurs reçoivent leur signal 4G d’une antenne Huawei), est entre deux chaises. Paris écarte l’entreprise, dont Bouygues et SFR sont clients, de la moitié des infrastructures, des cœurs de réseaux et métropoles ; Portugal, Espagne et d’autres lui ouvrent leurs portes.
Comme ils l’ont été sur la 5G, les Etats-Unis craignent par-dessus tout d’être doublés par la Chine en matière d’intelligence artificielle, eux qui, comme beaucoup, pensaient à tort que le régime autoritaire chinois ne permettrait pas le foisonnement créatif nécessaire à l’innovation technologique. Mais sur fond de questions regardant Hongkong, le Xinjiang ou le contrôle social, ces Etats-Unis assument mener un combat idéologique contre une entreprise peinant, pour ce qui la concerne, à convaincre que sa logique capitalistique la met à l’abri de toute ingérence politique, et plus encore que l’article 7 de la loi chinoise sur le renseignement de 2017, contraignant tout individu et organisme à collaborer, ne la concerne pas. Peut-on, demande Washington, confier la 5G à une entreprise qui ne s’inscrit pas dans le cadre démocratique et libéral occidental ? Les sanctions américaines affaiblissent Huawei, qui résiste, fort soutenu par Beijing, mais elles vont peut-être précipiter ce qu’elles cherchent à éviter en poussant la firme de Ren Zhengfei à s’émanciper des technologies étrangères : l’émergence d’une superpuissance technologique chinoise. Et au-delà le Splinternet, schisme radical d’Internet : avec quelles conséquences ?
Journaliste aux Echos, spécialiste de l’actualité des télécoms et des plates-formes numériques, Sébastien Dumoulin signe une inhabituelle enquête journalistique. Une vraie, à l’ancienne, loin de la posture de procureur ou de prêcheur, si prisée de ses confrères…
Les Nouvelles routes de la soie. Géopolitique d’un grand projet chinois
Sous la direction de Frédéric LASSERE, Eric MOTET, Barthélémy COURMONT
Presses de l’Université du Québec – 2019
A priori, l’ouvrage a tout du pensum universitaire indigeste : notes et références par centaines, renvois à d’autres auteurs à presque chaque ligne, contributeurs raffolant de se citer eux-mêmes… Le lecteur aurait cependant tort de lâcher un livre qui offre un point d’étape très informé, d’avant COVID, sur le dispositif One Belt One Road, lancé en 2013, et devenu en 2015 la Belt & Road Initiative (BRI). Soit l’histoire et la géographie mobilisées au service d’un vaste projet d’investissement, restructurant les relations internationales, et perçu de façon très différente d’Occident ou des sociétés émergentes. Objectifs économiques ou outil de puissance ? Entreprise géoéconomique ou géopolitique ? C’est en tous cas le plus vaste projet international d’investissements à l’échelle de l’histoire, replaçant la Chine au centre du monde… Faut-il contrer la dynamique ou accompagner le mouvement ? La réponse suppose la connaissance factuelle de la BRI et des réactions qu’elle suscite.
D’abord de ses corridors ferroviaires transasiatiques, idée ancienne concrétisée par une Chine qui veut aussi une route de la soie maritime et une autre polaire, raccourcissant de 40% le trajet Asie-Europe. De son déploiement en Asie centrale également, où elle est globalement bien reçue mais doit composer avec l’Union eurasiatique chère à Vladimir Poutine. La BRI replace la région au cœur de l’Eurasie, et des flux ferroviaires transnationaux – près de 5.000 trains Chine-Europe traversent annuellement le Kazakhstan. Avec le grand voisin moscovite, redoutant le déclin de son influence régionale au profit de Beijing, les quelques projets labellisés nouvelles routes de la soie regardent surtout infrastructures et énergie, dont le gaz naturel en Arctique.
Au rang des six corridors terrestres de la BRI, des lignes régulières de fret relient à présent les grands pôles industriels chinois et les principales plateformes logistiques européennes d’Allemagne et Pologne, dont le fameux train Yiwu-Madrid (11.000 km en quinze jours)
A la frontière Chine-Kazakhstan, Khorgos et sa zone de libre-échange s’avère le plus grand port sec au monde, dans le plus grand pays enclavé de la planète. Un autre corridor se propose de relier Kunming à Singapour par le rail et la route, avec l’idée de résoudre le « dilemme de Malacca », sur fond de tensions et non sans déboires – dettes, hostilité populaire à certains projets… .
Visant à la plus grande maîtrise possible des flux, la route de la soie maritime est elle en retard, hormis Djibouti, le Sri-Lanka et le port pakistanais de Gwadar… Ce dernier est relié au Xinjiang, axe pivot de la stratégie chinoise en Eurasie, où le développement économique massif est vu comme réponse au terrorisme islamiste, dans une région représentant une part notable du califat idéalisé par Daech et Etat islamique.
L’aorte de l’Asie
Gazoducs, oléoducs, énergies renouvelables, réseaux électriques : l’enjeu énergétique est majeur, regardant accès, transport et sécurisation. La BRI sera-t-elle verte ? La Chine a lancé en 2020 le plus important marché mondial du carbone en valeur… et la BRI compte 240 projets de centrales à charbon. Dans le monde d’après COVID, ces nouvelles routes de la soie du 21e siècle, que la Chine entend co-construire dans la concertation et le partage, sont-elles financièrement viables – de l’expansion sans précédent du crédit au « piège de la dette » – ? Il semble difficile qu’elle les finance seule, au vu des montants estimés d’ici 2049 (de 4.000 à 26.000 G USD).
Ce plan, guidé par la notion de connectivité à travers la construction d’infrastructures (portuaires, routières, énergétiques, de communication), s‘échelonne sur 30 à 35 ans ; il concerne aujourd’hui rien moins que soixante-cinq pays, le tiers du PIB et 62% de la population du Monde. Il bouscule le système américain d’alliances économiques et sécuritaires que la Chine considère antagoniste à son statut de puissance mondiale. Consensus de choc consensuel a commencé.